Le 26 octobre auront lieu les élections présidentielles en Uruguay. Coincé enre le Brésil, lui aussi en élections présidentielles et l'Argentine en crise , les medias s'intéressent peu à l'Uruguay si ce n'est pour rappeler périodiquement que le président José Mugica est un ancien Tupamaro , un président "nrmal" élu en 2009 grâce au Frente Amplio.
Dans un monde globalisé , quelle politique a mené Jose Mugica ?
Nous vous proposons de suivre la fin de campagne en direct de Montevideo.
Pour comprendre la situation je vous propose un article de Jean claude Bourdin (qui vit à Montevideo) paru en 2013 dans la revue Regards croisés
Uruguay : derrière le président normal des forces contradictoires à l’œuvre
Auteur : Jean Claude Bourdin Professeur de philosophie à l’Université. Il vit actuellement en Uruguay.
L’Uruguay est gouvernée depuis 2005 par une coalition de centre gauche appelée Frente Amplio, Front large.
Du bipartisme à la victoire du Frente Amplio
En 2009, le Frente Amplio a encore remporté les élections présidentielles et législatives, le président actuel est José Mujica. Ce parti a rompu l’espèce de bipartisme qui a dominé la vie politique de l’Uruguay depuis son indépendance en 1830, avec le Parti Colorado et le Parti National appelé aussi Parti Blanco. Il est difficile d’appliquer strictement à ces deux partis les catégories de droite et de gauche. Dans l’histoire, le Parti Colorado a été, dans les années 1920, à l’origine de réformes de type social-démocrates, avec des législations très avancées sur le droit du travail, l’économie nationalisée, sur le divorce et la séparation de l’Église et de l’État, par exemple. Mais plus tard il a mené des politiques favorables aux intérêts de grandes entreprises étatsuniennes et de l’impérialisme de Washington. Le Parti Blanco qui a moins été aux affaires a une tradition de soutien à l’agriculture et au monde paysan, y compris dans ses côtés folklorisants, mais qui pouvait avoir un effet antiimpérialiste. Son histoire en fait aussi une force de résistance à l’État central et aux élites urbaines : d’où une tendance conservatrice, mais rurale populaire.
Le Frente amplio est né dans les années 1970, avant le coup, d’État civil et militaire de 1973. C’est une coalition de partis ou de groupe de petits partis, où les plus importants sont le parti socialiste, le Mouvement pour la Participation populaire (MPP) qui regroupe d’anciens guerrilleros du mouvement Tupamaros, dont le président Mujica, le Frente Liber Seregni (du nom d’un général qui s’est opposé au coup d’État militaire et a été emprisonné). Le parti communiste et d’autres groupes « marxistes » sont très minoritaires.
La structure du Frente est complexe et l’objet de discussions internes régulièrement ; en particulier les comités de base, où les militants communistes sont les plus actifs, constituent un « double pouvoir » qui établit une tension avec les organes de décision du Frente. Les dirigeants sont élus par les adhérents du Frente, les responsables reflètent le rapport de forces interne entre les partis et groupes. Le mode de désignation favorise des alliances internes. De même la répartition des ministères doit respecter le poids relatif des forces internes. La conséquence est que le Frente, au-delà de principes très généraux (aller vers le socialisme, la démocratie participative intégrale) mène une politique qui suscite des désaccords au sein même du gouvernement. Par exemple, si tout le monde s’accorde pour dire que le socialisme n’est pas à l’ordre du jour, et que les priorités sont une redistribution de la richesse pour faire reculer la pauvreté, grâce à des mesures d’assistance (nourriture, logement essentiellement), les désaccords sont vifs sur les moyens : augmentation de la pression fiscale sur les gros revenus, sur les grandes exploitations agricoles et la taxation des mouvements bancaires, ou accroissement de la compétitivité, augmentation des indices de croissance, recherches de nouveaux débouchés pour les produits agricoles et une plus grande attractivité des investissements étrangers.
Eradication de la grande pauvreté mais nouveaux problèmes sociaux
Les indicateurs internationaux de croissance et de bien être montrent que l’Uruguay a réussi à éradiquer la « grande pauvreté » et à mettre en place des dispositifs de sortie de la pauvreté. Au-delà des problèmes subsistant (logement surtout, accès à l’électricité, l’eau et l’assainissement), le pays affronte des difficultés relativement inédites : consommation de drogue (une variété plus destructrice que le crack), nourrissant une délinquance de plus en plus violente, la pénétration récente de cartels mexicains et colombiens dans les banques, et surtout l’état de l’éducation qui est la préoccupation dominante de la société civile et du monde politique. En deux mots : l’Uruguay a longtemps été fière de son système scolaire dont les principes ressemblent à ceux de notre École républicaine : gratuité, universalité, laïcité, savoirs étendus, éducation à la citoyenneté. Les signes de la crise sont le taux de redoublement, la désertion scolaire, la violence dans les établissements, la démotivation des enseignants qui, pour compléter un salaire bas, font deux métiers, les résultats mauvais au test PISA. C’est l’objet d’un débat national, très passionné dont l’opposition et les médias qui sont de son côté se saisissent pour affaiblir le gouvernement qui ne semble pas avoir de vision claire. Les syndicats sont encore puissants et freinent toute réflexion sur la transformation du système, étant donné que la gauche ne sait pas elle-même comment répondre à la crise. L’existence d’un secteur privé, souvent accessible aux familles pauvres, dont les résultats ne sont pas significativement meilleurs mais qui fonctionnent de façon paisible, sans les grèves nombreuses qui paralysent collèges et lycées, joue contre le public.
La politique du Frente Amplio minée par deux points très sensibles
L’Uruguay a connu une dictature féroce entre 1973 et 1985, en parallèle avec celles de l’Argentine et du Brésil (et celle du Paraguay, plus ancienne encore) : elles faisaient partie du Plan Condor, mis en place par les administrations étatsuniennes pour lutter contre la « subversion castriste et communiste ». La sortie de la dictature s’est faite grâce à un accord entre les militaires, les policiers d’un côté les partis civils de l’autre, qui a donné lieu à une loi extravagante dite de « Caducité de la prétention punitive de l’État ». Pour simplifier c’est une loi d’amnistie globale portant sur les actes commis sous la dictature. Cette loi a été approuvée par le parlement démocratique et entériné par deux référendums. Les associations de « disparus » sous la dictature ne l’ont jamais acceptée et ont lutté pour son abrogation. Mais malgré la « Caducité », des avocats et des juges sont arrivés à condamner des militaires et policiers de haut rang pour des meurtres qui ont été avérés. L’État a, malgré cette loi, la possibilité de donner des instructions d’enquêtes, el l’a fait au cas par cas. Ce qui a changé, juridiquement, c’est la qualification de crimes de lèse humanité, établie par les instances internationales dont la Cour Interaméricaine de justice. L’Uruguay a ratifié tous les accords, ce qui implique qu’elle doive intégrer ces normes juridiques supra nationales. Après des péripéties le parlement a, il y a six mois à peu près, voté une loi refusant l’immunité qui allait devenir effective de crimes sous la dictature, en les considérant comme crimes de lèse humanité, imprescriptibles. L’opposition (Colorado et National) ont fait un recours devant la Cour Suprême de Justice qui leur a donné raison. D’où réactions violentes des associations, d’avocats et magistrats et de députés et sénateurs du Frente Amplio. Le débat n’est pas clos et des familles avec l’aide d’avocats tiennent bon, surtout après la découverte d’un charnier dans une ex dépendance de l’Armée et d’ossements de militants « disparus » identifiés grâce à leur ADN. Ce qui est troublant c’est le peu d’empressement du gouvernement, du président et du ministre des Armées, qui fut fondateur des Tupamaros, sauvagement torturé comme le président Mujica. Contrairement à l’Argentine où des procès continuent, avec un appareil judiciaire dans l’ensemble déterminé à ne pas laisser ce passé s’enfouir dans l’oubli, les « élites » politiques de droite et de gauche reculent à rouvrir ce chapitre. Pourquoi l’Uruguay n’a-t-elle pas engagé un processus de Vérité et Justice, comme l’a fait l’Afrique du Sud par exemple ? Pourquoi les partis d’opposition qui ont eu des dirigeants internés, torturés et assassinés par la dictature et ne sont donc pas soupçonnables de nostalgie se réjouissent-ils de tout ce qui jette un voile sur cette période ?
Le deuxième grand problème que rencontre le Frente et la majorité est son rapport avec les « intellectuels ». Cette question ne concerne pas la seule Uruguay : au Venezuela, en Bolivie, au Pérou les gouvernements progressistes se sont peu à peu éloignés des forces intellectuelles qui avaient accompagné leur marche vers le pouvoir. Il est difficile de savoir pourquoi il en est ainsi. Mujica cultive ( ?) un anti intellectualisme gênant, reprenant la rhétorique poujadiste contre les universitaires, les diplômés, les gens qui « philosophent » au lieu de descendre dans le concret. On connaît la chanson. Or, s’il et vrai que la plainte de certains intellectuels d’être tenus à l’écart relève du corporatisme, le fait que politiques et intellectuels semblent avoir perdu un terrain de débat, de communication et de contestation réciproque, laisse le champ libre aux « communicants » professionnels et autres « spin doctors », utilisant les mêmes méthodes de propagande que ceux en usage dans le « premier monde », comme on dit là-bas. Le résultat est que la gauche au pouvoir contribue à la dépolitisation de la politique, à l’instar des partis traditionnels qui y trouvent leur milieu naturel. Les problèmes économiques, les questions des relations avec l’Argentine et le Brésil dans le cadre d’un Mercosur en coma prolongé, le thème des droits de l’homme, l’éducation à reconstruire, la violence rampante, la régulation des médias en ce qui concerne le contenu des programmes de divertissement-abrutissement, l’écologie quasiment clandestine, les débats enfin sur le modèle de développement, sont abandonnés à l’urgence de l’agenda politico médiatique, avec les approximations et les agitations qu’on imagine. Le manque de réflexion au sein du Frente y favorise la vie politicienne, très troisième République, accapare l’essentiel des énergies. Ce qui favorise l’activité des comités de base, radicalisant leur discours, mais qui se coupent de l’électorat populaire, spectateur passif de ces débats sans enjeu sérieux. Étrangement, mais ce n’est pas si rare dans l’histoire des rapports entre partis progressistes et révolutionnaires, les forces sociales populaires courent le risque de se retrouver déconnectées et sans perspective politique enthousiasmante, formant une armée de réserve électorale pour la droite, populiste ou pas.